Correspondence #587
AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF.
Quartier général, Milan, 20 prairial an IV (8 juin 1796)
Citoyens Directeurs, après le combat de Borghetto, le passage du Mincio,la prise de Peschiera et la fuite de l'ennemi dans le Tyrol, nous avons investi la ville de Mantoue.
Cette place, située au milieu du lac de ce nom, est inabordable dans ce moment-ci, à cause du débordement des rivières et de l'accroissement des eaux produit par la fonte des neiges. Elle communique au continent par quatre chaussées; l'une, qui aboutit au faubourg Saint-Georges, est défendue par des fortifications et une téte de pont assez bien tracée; l'autre, au faubourg de Cerese, défendue par une tour crénelée, plusieurs batteries et les retranchements de Cerese; la troisième aboutit à Pradella: la quatrième, au fort de Mantoue.
Le 16, à cinq heures du matin, le général Dallemagne avec le chef de brigade Lannes se portèrent, avec 600 grenadiers, sur le faubourg de Saint-Georges. Je me rendis à la Favorite, superbe palais du duc de Mantoue, à une demi-lieue de la forteresse. Je fis avancer une demi-bri-gade avec le général Serurier, pour soutenir le général Dallemagne qui, ayant aperçu l'ennemi dans les retranchements de Saint-Georges, l'avait attaqué et s'était rendu maître du faubourg et de la tête de pont. Déjà, malgré la mitraille de la place, les grenadiers s'avançaient en tirailleurs sur la chaussée; ils prétendaient même se former en colonne pour enlever Mantoue, et quand on leur montra les batteries que I ennemi avait sur les remparts "A Lodi, disaient-ils, il y en avait bien davantage." Mais les circonstances n'étant pas les mêmes, je les fis retirer. La journée a éte' assez belle pour une affaire d'avant-poste et extrêmement intéressante pour nous. L'ennemi a perdu 100 hommes, tant tués que prisonniers; nous avons perdu 200 hommes.
Le général Augereau était parti à la pointe du jour', de Castiglione-Mantovano. Après avoir passé le Mincio au delà du lac, il se porta sur le faubourg de Cerese; il enleva les retranchements, la tour, et obligea les ennemis de se retirer dans le corps de la place de Mantoue. Un tambour de douze ans, dont je vous enverrai le nom, s'est particulièrement dis-tingué; il a grimpé, pendant le feu, au haut de la tour, pour en ouvrir la porte.
Les deux autres chaussées qui conduisent à Mantoue sont défendues, l'une par la forteresse, l'autre par un très-bon ouvrage à corne; le débor-dement du Pô, qui est plus considérable qu'il n'a été depuis vingt ans, puisqu'il inonde dix lieues à la ronde, rend toute attaque impossible dans cet instant. Tous les ruisseaux sont, dans cette saison, des grandes ri-vières; les neiges fondent à force, et il nous arrive même quelques acci-dents par l'imprudence de nos soldats, qui croient que rien ne doit les arrêter.
Je ne dois pas vous taire un trait qui peint la barbarie qui règne en-core dans ces contrées. A Saint-Georges, il y a un couvent de religieuses; elles s'étaient sauvées, car il était exposé aux coups de canon. Nos soldats y entrent pour s'y réfugier et prendre poste. Ils entendent des cris; ils accourent dans une basse-cour, enfoncent une méchante cellule, et trou-vent une jeune personne assise sur une mauvaise chaise, les mains gar-rottées par des chaînes de fer. Cette infortunée demandait la vie. L'on brise ses fers. Elle a sur sa physionomie vingt-deux ans. Elle était depuis quatre ans dans cet état pour avoir voulu s'échapper et obéir, dans l'âge et le pays de l'amour, à l'impulsion de son coeur. Nos grenadiers en eurent un soin particulier. Elle montre beaucoup d'intérêt pour les Fran-çais. Elle a été belle, et joint à la vivacité du climat la mélancolie de ses malheurs. Toutes les fois qu'il entrait quelqu'un, elle paraissait in-quiète; l'on sut bientôt qu'elle craignait de voir revenir ses tyrans. Elle demanda en grâce a respirer l'air pur; on lui observa que la mitraille pleuvait autour de la maison "Ah! Dit-elle, mourir c'est rester ici."
BONAPARTE