Correspondence #4388
DISCOURS DU GÉNÉRAL BONAPARTE AU CONSEIL DES ANCIENS, DANS LA SÉANCE DU 19 BRUMAIRE
Citoyens Représentants, les circonstances ou vous vous trouvez ne sont pas ordinaires vous êtes sur un volcan.
Permettez-moi de vous parler avec la franchise d'un soldat, et, pour échapper au piége qui vous est tendu, suspendez votre jugement jusqu'à ce que j'aie achevé.
Hier, j'étais tranquille à Paris, lorsque vous m'avez appelé pour me notifier le décret de translation et me charger de l'exécuter. Aussitôt j'ai rassemblé mes camarades, nous avons volé à votre secours. Eh bien! aujourd'hui on m'abreuve déjà de calomnies. On parle de César, on parle de Cromwell, on parle de gouvernement militaire. Le gouvernement militaire, si je l'avais voulu, serais-je accouru prêter mon appui à la représentation nationale?
Citoyens Représentants, les moments pressent; il est essentiel que vous preniez de promptes mesures. La République n'a plus de gouvernement. Quatre des directeurs ont donné leur démission; j'ai cru devoir mettre en surveillance le cinquième, en vertu du pouvoir dont vous m'avez investi. Le Conseil des Cinq-Cents est divisé; il ne reste que le Conseil des Anciens. C'est de lui que je tiens mes pouvoirs; qu'il prenne des me-sures, qu'il parle me voici pour exécuter. Sauvons la liberté! Sauvons l'égalité!
(Et la Constitution? s'écrie une voix.)
La Constitution! (reprend le général) vous l'avez vous-mêmes anéantie. Au 18 fructidor, vous l'avez violée; vous l'avez violée au 22 floréal; vous l'avez violée au 30 prairial. Elle n'obtient plus le respect de personne. Je dirai tout. Depuis mon retour, je n'ai cessé d'être entouré d'intrigues. Toutes les factions se sont pressées autour de moi pour me circonvenir Et ces hommes qui se qualifient insolemment les seuls patriotes sont venus me dire qu'il fallait écarter la Constitution; et, pour purifier les Conseils, ils me proposaient d'en exclure des hommes amis sincères de la patrie. Voilà leur attachement pour la Constitution! Alors j'ai craint pour la République. Je me suis uni à mes frères d'armes; nous sommes venus nous ranger autour de vous. Il n'y a pas de temps à perdre que le Conseil des Anciens se prononce. Je ne suis point un intrigant; vous me connaissez; je crois ayoir donné assez de gages de mon dévouement à ma patrie. Ceux qui vous parlent de la Constitution savent bien que, violée à tous moments, déchirée à toutes les pages, la Constitution n'existe plus. La souveraineté du peuple, la liberté, l'égalité, ces bases sacrées de la Cons-titution, demeurent encore il faut les sauver. Si l'on entend par Consti-tution ces principes sacrés, tous les droits qui appartiennent au peuple, tous ceux qui appartiennent à chaque citoyen, mes camarades et moi, nous sommes prêts à verser notre sang pour les défendre. Mais je ne prostituerai pas la dénomination d'acte constitutionnel, en l'appliquant à des dispositions purement réglementaires, qui n'offrent aucune garantie au citoyen. Au reste, je déclare que, ceci fini, je ne serai plus rien dans la République que le bras qui soutiendra ce que vous aurez établi.
Citoyens Représentants, le Conseil des Cinq-Cents est divisé: les chefs des factions en sont la cause. Les hommes de prairial, qui veulent rame-ner sur le sol de la liberté les échafauds et l'horrible régime de la terreur, s'entourent de leurs complices et se préparent à exécuter leurs affreux projets. Déjà l'on blâme le Conseil des Anciens des mesures qu'il a prises et de m'avoir investi de sa confiance. Pour moi, je n'en suis pas ébranlé. Tremblerai-je devant des factieux, moi que la coalition n'a pu détruire! Si je suis un perfide, soyez tous des Brutus. Et vous, mes camarades, qui m'accompagnez, vous, braves grenadiers que je vois autour de cette enceinte, que ces baïonnettes avec lesquelles nous avons triomphé ensemble se tournent aussitôt contre mon coeur. Mais aussi, si quelque orateur soldé par l'étranger ose prononcer contre votre général les mots hors la loi, que le foudre de la guerre l'écrase à l'instant. Sou-venez-vous que je marche accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune. Je me retire . . . Vous allez délibérer. Ordonnez, et j'exécuterai.
(Nommez! Nommez! s'écrient plusieurs voix.)
Chacun avait ses vues (répond le général); chacun avait ses plans; cha-cun avait sa coterie. Le citoyen Barras, le citoyen Moulin avaient les leurs. Ils m'ont fait des propositions.
(Le comité général! s'écrient plusieurs voix.)
Il n'est plus besoin de comité général; la France entière doit connaître ce que nous voulons apprendre; nous serions les plus indignes des hommes si nous ne prenions à l'instant toutes les mesures qui peuvent sauver la liberté et l'égalité.
Depuis mon arrivée, tous les magistrats, tous les fonctionnaires avec qui je me suis entretenu , m'ont montré la conviction que la Constitution, tant de fois violée, perpétuellement méconnue, est sur le penchant de sa ruine; qu'elle n'offre pas de garantie aux Français, parce quelle n'a pas de diapason. Toutes les factions en sont persuadées; toutes se disposent à profiter de la chute du gouvernement actuel; toutes sont venues a moi; toutes ont voulu m'attacher à elles; j'ai cru ne devoir m'unir qu'au Conseil des Anciens, le premier corps de la République. Je lui répète qu'il ne peut prendre de trop promptes mesures, s'il veut arrêter le mou-vement qui, dans un moment peut-être, va tuer la liberté.
Recueillez-vous, Citoyens Représentants; je viens de vous dire des vérités que chacun s'est jusqu ici confiées à l'oreille, mais que quelqu'un doit avoir enfin le courage de dire tout haut. Les moyens de sauver la patrie sont dans vos mains: si vous hésitez à en faire usage, si la liberté périt, vous en serez comptables envers l'univers, la postérité, la France et vos familles.
(Le général se retire.)