Correspondence #382
AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF.
Quartier général, Lodi, 22 floreal an IV (11 mai 1796)
Je pensais que le passage du Pô serait l'opération la plus audacieuse de la campagne, tout comme la bataille de Millesimo, l'action la plus vive; mais j'ai à vous rendre compte de la bataille de Lodi.
Le quartier général arriva à Casai le 21, à trois heures du matin. A neuf heures, notre avant-garde rencontra les ennemis défendant les approches de Lodi. J'ordonnai aussitôt à toute la cavalerie de monter àcheval avec quatre pièces d'artillerie légère qui venaient d'arriver, et qui étaient attelées par les chevaux de carrosse des seigneurs de Plaisance. La division du général Augereau, qui avait couché à Borghetto, celle du général Masséna, qui avait couché à Casal, se mirent aussitôt en marche. L'avant-garde, pendant ce temps-là, culbuta tous les postes ennemis et s'empara d'une pièce de canon. Nous entrâmes dans Lodi poursuivant les ennemis, qui avaient déjà passé l'Adda sur le pont. Beaulieu avec toute son armée était rangé en bataille; trente pièces de canon de position défen-daient le passage du pont. Je fis placer toute mon artillerie en batteries La canonnade fut très-vive pendant plusieurs heures. Dès l'instant que l'armée fut arrivée, elle se forma en colonne serrée, le 2e bataillon de carabiniers en tête, et suivi par tous les bataillons de grenadiers, au pas de charge et aux cris de Vive la République! l'on se présenta sur le pont, qui a cent toises de longueur. L'ennemi fit un feu terrible. La tête de la colonne paraissait même hésiter; un moment d'hésitation eût tout perdu. Les généraux Berthier, Masséna, Cervoni, Dallemagne, le chef de bri-gade Lannes et le chef de bataillon Dupas le sentirent, se précipitèrent à la tête et décidèrent le sort encore en balance.
Cette redoutable colonne renversa tout ce qui s'opposa à elle; toute l'artillerie fut sur-le-champ enlevée, l'ordre de bataille de Beaulieu rompu; elle sema de tous côtés l'épouvante, la fuite et la mort; dans un dm d'oeil l'armée ennemie fut tout éparpillée. Les généraux Rusca, Augereau et Beyrand passèrent, dès l'arrivée de leurs divisions, et ache-vèrent de décider la victoire. La cavalerie passa l'Adda à un gué; mais, ce gué s'étant trouvé extrêmement mauvais, elle éprouva beaucoup de retard, ce qui l'empêcha de donner.
La cavalerie ennemie essaya, pour protéger la retraite de l'infanterie, de charger nos troupes; mais elle ne les trouva pas faciles à épouvanter. La nuit qui survint et l'extrême fatigue des troupes, dont plusieurs avaient fait dans la journée plus de dix lieues, ne nous permirent pas de nous acharner à leur poursuite. L'ennemi a perdu vingt pièces de canon, 2 à 3,000 morts ou blessés, ou prisonniers; nous n avons perdu que 150 hom-mes morts ou blessés. Le citoyen Latour, capitaine aide de camp du général Masséna, a été blessé de plusieurs coups de sabre; je demande la place de chef de bataillon pour ce brave officier. Le citoyen Marmont, mon aide de camp, chef de bataillon, a en un cheval blessé sous lui. Le citoyen Lemarois, mon aide de camp, capitaine, a eu ses habits criblés de balles; le courage de ce jeune officier est égal à son activité.
Si j'étais tenu de nommer tous les militaires qui se sont distingués dans cette journée extraordinaire, je serais obligé de nommer tous les carabiniers et grenadiers de l'avant-garde et presque tous les officiers de l'état-major; mais je ne dois pas oublier l'intrépide Berthier, qui a dans cette journée canonnier, cavalier et grenadier. Le chef de brigade Sugny, commandant l'artillerie, s'est très-bien conduit.
Beaulieu fuit avec les débris de son armée; déjà toute la Lombardie peut être considérée comme à la République; il traverse dans ce moment-ci les états de Venise, dont plusieurs villes lui ont fermé leurs portes. J'espère vous envoyer bientôt les clefs de Milan et de Pavie.
Quoique, depuis le commencement de la campagne, nous ayons eu des affaires très-chaudes et qu'il ait fallu que l'armée de la République payât d'audace, aucune cependant n'approche du terrible passage du pont de Lodi. Si nous navons perdu que peu de monde, nous le devons à la promp-titude de l'exécution et à l'effet subit qu'ont produit sur l'armée ennemie la masse et les feux redoutables de cette intrépide colonne.
Je vous prie de confirmer le citoyen Monnier, adjudant général, qui sert en cette qualité, quoique non compris dans le dernier travail. Je vous demande la place de capitaine pour le citoyen Reille, aide de camp du brave Masséna, et pour le citoyen Thoiret, digne adjudant-major du 3e bataillon des grenadiers. Dès l'instant que nous resterons deux jours (lans le même endroit, je vous ferai passer le rapport des bommes qui se sont le plus distingués dans cette célèbre journée
Le commissaire du Gouvernement a toujours été à mes côtés; l'armée lui a des obligations réelles.
BONAPARTE