Correspondence #3045
AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF
Quartier génréral, au Caire, 2 fructidor an VI (19 août 1798)
Citoyens Directeurs, le 18 thermidor, j'ordonnai à la division du général Reynier de se porter à El-Khânqah, pour soutenir le général de cavalerie Leclere, qui se battait avec une nuée d'Arabes à cheval et de paysans du pays qu'Ibrahim-Bey était parvenu à soulever. Il tua une cinquantaine de paysans, quelques Arabes, et prit position au village d'El-Khânqah.
Je fis partir également la division commandée par le général Lannes et celle du général Dugua.
Nous marchâmes à grandes journées sur la Syrie, poussant toujours devant nous Ibrahim-Bey et l'armée qu'il commandait.
Avant d'arriver à Belbeys, nous délivrâmes une partie de la caravane de la Mecque, que les Arabes avaient enlevée et conduisaient dans le désert, où ils étaient déjà enfoncés de deux lieues. Je l'ai fait conduire au Caire sous bonne escorte. Nous trouvâmes à Korâym une autre partie de la caravane, toute composée de marchands qui avaient été arrêtés d'abord par Ibrahim-Bey, ensuite relâchés, et pillés par les Arabes. J'en fis réunir les débris, et je la fis également conduire au Caire.
Le pillage des Arabes a dû être extrêmement considérable. Un seul négociant m'assura qu'il perdait, en châles et autres marchandises des Indes, pour 200,000 écus. Ce négociant avait avec lui, suivant l'usage du pays, toutes ses femmes. Je leur donnai à souper et leur fis procurer les chameaux nécessaires pour leur voyage au Caire; plusieurs parais-saient avoir une assez bonne tournure, mais le visage était couvert, selon l'usage du pays, usage auquel l'armée s' accoutume le plus difficilement.
Nous arrivâmes à Sâlheyeh, qui est le dernier endroit habité de l'Égypte où il y ait de la bonne eau là commence le désert qui sépare la Syrie de l'Égypte.
Ibrahim-Bey, avec son armée, ses trésors et ses femmes, venait de partir de Sâlheyeh. Je le poursuivis avec le peu de cavalerie que j'avais; nous vîmes défiler devant nous ses immenses bagages.
Un parti arabe de 150 hommes, qui était avec eux, nous proposa de charger avec nous pour partager le butin. La nuit approchait; nos che-vaux étaient éreintés, l'infanterie très-éloignée. Le général Leclerc chargea l'arrière-garde; nous leur enlevâmes deux pièces de canon qu'ils avaient et une cinquantaine de chameaux chargés de tentes et de différents effets. Les Mameluks soutinrent la charge avec le plus grand courage. Le chef d'escadron Détrès, du 7e de hussards, a été mortellement blessé. Mon aide de camp Sulkowsky a été blessé de sept à huit coups de sabre et de plusieurs coups de feu. L'escadron monté du 7e de hussards et du 22e de chasseurs, ceux des 3e et 15e de dragons, se sont parfaitement conduits.
Les Mameluks sont extrêmement braves et formeraient un excellent corps de cavalerie légère, richement habillés, armés avec le plus grand soin et montés sur des chevaux de la meilleure qualité. Chaque officier d'état-major, chaque hussard, a soutenu un combat particulier. Lasalle, chef de brigade du 22e, laisse tomber son sabre au milieu de la charge; il est assez adroit et assez heureux pour mettre pied à terre et se trouve à cheval pour se défendre et attaquer un des Mameluks les plus intré-pides. Le général Murat, le chef de bataillon Duroc, mon aide de camp. le citoyen Leturcq, le citoyen Colbert, l'adjoint Arrighi, engagés trop avant par leur ardeur dans le plus fort de la mêlée, ont couru les plus grands dangers.
Ibrahim-Bey traverse dans ce moment-ci le désert de Syrie; il a été blessé dans le combat.
Je laissai à Sâlheyeh la division du général Reynier et des officiers du génie pour y construire une forteresse, et je partis, le 96 thermidor, pour revenir au Caire. Je n'étais pas éloigné de deux lieues de Sâlheyeh, que l'aide de camp du général Kleber arriva et m'apporta la nouvelle de la bataille qu'avait soutenue notre escadre le 14 thermidor.
Les communications sont si difficiles, qu'il avait mis onze jours pour venir.
Vous trouverez ci-joint le rapport que m'en fait le contre-amiral Ganteatime; je lui écris, par le même courrier, à Alexandrie, de vous en faire un plus détaillé.
Le 18 messidor, je suis parti d'Alexandrie; j'écrivis à l'amiral d'entrer. sous vingt-quatre heures, dans le port de cette ville, et, si son escadre ne pouvait pas y entrer, de décharger promptement toute l'artillerie et tous les effets appartenant à l'armée de terre, et de se rendre à Corfou.
L'amiral ne crut pas pouvoir achever le débarquement dans la position où il se trouvait, étant mouillé devant le port d'Alexandrie sur des roches, et plusieurs vaisseaux ayant déjà perdu leurs ancres: il alla mouiller à Aboukir, qui offrait un lion mouillage. J'envoyai des officiers du génie et d'artillerie, qui convinrent avec l'amiral que la terre ne pourrait lui donner aucune protection, et que, si les Anglais paraissaient pendant les deux ou trois jours qu'il fallait qu'il restât à Aboukir, soit pour débar-quer notre artillerie, soit pour sonder et marquer la passe d'Alexandrie, il n'y avait pas d'autre parti à prendre que de couper ses câbles, et qu'il était urgent de séjourner le moins possible à Aboukir. Je suis donc parti d'Alexandrie dans la ferme croyance que, sous trois jours, l'escadre serait entrée dans le port d'Alexaudrie ou aurait appareillé pour Corfou. Depuis le 18 messidor jusqu'au 6 thermidor, je n'ai eu aucune espèce de nou-velles, ni de Rosette, ni d'Alexandrie. Une nuée d'Arabes, accourant de tous les points du désert, était continuellement à 500 toises du camp. Le 9 thermidor, le bruit de nos victoires et différentes dispositions rou-rrirent nos communications. Je reçus plusieurs lettres de l'amiral, où je vis avec étonnement qu'il se trouvait encore à Aboukir. Je lui écrivis sur-le-champ pour lui faire sentir qu'il ne devait pas perdre une heure à entrer à Alexandrie ou à se rendre à Corfou.
L'amiral m'instruisit, par une lettre du 9 thermidor, que plusieurs vaisseaux anglais étaient venus le reconnaître, et qu'il se fortifiait, pour attendre l'ennemi, embossé à Aboukir. Cette étrange résolution me reni-plit des plus vives alarmes; mais déjà il n'était plus temps, car la lettre que l'amiral écrivait le 2 thermidor ne m'arriva que le 12. Je lui expé-diai le citoyen Jullien, mon aide de camp, avec ordre de ne pas partir d'Aboukir qu'il n'eût vu l'escadre à la voile. Parti le 12, il n'aurait pu jamais arriver à temps. Cet aide de camp a été tué en chemin par un parti arabe, qui a arrêté sa barque sur le Nil et l'a égorgé avec son escorte.
Le 8 thermidor, l'amiral m'écrivit que les Anglais s'étaient éloignés. ce qu'il attribuait au défaut de vivres. Je reçus cette lettre le 12, par le même courrier.
Le 11, il m'écrivait qu'il venait enfin d'apprendre la victoire des Pyramides et la prise du Caire, et que l'on avait trouvé une passe pour entrer dans le port d'Alexandrie. Je reçus cette lettre le 18. Le 14, au soir, les Anglais l'attaquèrent. Il m'expédiait, au moment où il aperçut l'escadre anglaise, un officier pour me faire part de ses dispositions et de ses projets cet officier a péri en route.
Il me parait que l'amiral Brueys n'a point voulu se rendre à Corfou avant qu'il eût été certain de ne pouvoir entrer dans le port d'Alexan-drie, et que l'armée, dont il n'avait pas de nouvelles depuis longtemps. fût dans une position a ne pas avoir besoin de retraite.
Si, dans ce funeste événement, il a fait des fautes, il les a expiées par mort glorieuse.
Les destins ont voulu, dans cette circonstance comme dans tant d'autres, prouver que, s'ils nous accordent une grande prépondérance sur le continent, ils ont donné l'empire des mers à nos rivaux. Mais, si grand que soit ce revers, il ne peut pas être attribué à l'inconstance de la For-tune; elle ne nous abandonne pas encore; bien loin de là, elle nous a servis dans toute cette opération au delà de ce qu'elle a jamais fait. Quand j'arrivai devant Alexandrie et que j'appris que les Anglais y étaient passes en forces supérieures quelques jours avant, malgré la tempête affreuse qui régnait, au risque de me naufrager, je me jetai à terre. Je me sou-viens qu'à l'instant où les préparatifs du débarquement se faisaient on signala dans l'éloignement, au vent, une voile de guerre c'était la Justice, venant de Malte. Je m ecriai: "Fortune, m'abandonnerais-tu? Quoi, seulement cinq jours!" Je marchai toute la nuit; j'attaquai Alexandrie à la pointe du jour, avec 3,000 hommes, harassés, sans canons et presque sans cartouches, et, dans les cinq jours, j'étais maître de Rosette, de Damanhour, c'est-à-dire déjà établi en Egypte. Dans ces cinq jours, l'es-cadre devait se trouver à l'abri des Anglais, quel que fût leur nombre; bien loin de là, elle reste exposée pendant tout le reste de messidor; elle reçoit de Rosette, dans les premiers jours de thermidor, un appro-visionnement de riz pour deux mois; les Anglais se laissent voir en nombre supérieur, pendant dix jours, dans ces parages; le 11 ther-midor, elle apprend la nouvelle de l'entière possession de l'Egypte et de notre entrée au Caire; et ce n'est que lorsque la Fortune voit que toutes ses faveurs sont inutiles, qu'elle abandonne notre flotte à son destin.
Talleyrand est-il à Constantinople?
Envoyez à Ancône 500,000 francs et quelques officiers de marine pour armer les trois vaisseaux que nous y avons; envoyez-en autant à Corfou. Faites réunir tous nos vaisseaux qui sont à Toulon, Malte, Ancône, Cor-fou, Alexandrie, pour pouvoir nous trouver encore avec une flotte.
Quand j'aurai plus de détails sur la situation des Anglais, je vous les enverrai.
Je vous salue.
BONAPARTE