Correspondence #1196
AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF
Quartier général, Vérone, 29 brumaire an V (19 novembre 1796)
Je suis si harassé de fatigue, Citoyens Directeurs, qu'il ne m'est pas ossible de vous faire connaître tous les mouvements militaires qui ont récédé la bataille d'Arcole, qui vient de décider du sort de l'Italie.
Informé que le feld-maréchal Alvinzi, commandant l'armée de l'Empereur, s'approchait de Vérone, afin d'opérer sa jonction avec les divisions e son armée qui sont dans le Tyrol, je filai le long de l'Adige, avec les divisions Augereau et Masséna. Je fis jeter, pendant la nuit du 24 au 25, un pont de bateaux à Ronco, où nous passâmes cette rivière. J'espérais arriver dans la matinée à Villanova, et, par là, enlever les parcs d'artillerie de l'ennemi, ses bagages, et attaquer l'armée ennemie par le flanc et ses derrières. Le quartier général du général Alvinzi était à Caldieroiero. Cependant, l'ennemi, qui avait eu avis de quelques mouvements, vait envoyé un régiment de Croates et quelques régiments hongrois dans village d'Arcole, extrêmement fort par sa position, au milieu des marais et des canaux. Ce village arrêta l'avant-garde de l'armée pendant toute la journée. Ce fut en vain que tous les généraux, sentant l'impor-tance du temps, se précipitèrent à la tête pour obliger nos colonnes a passer le petit pont d'Arcole: trop de courage nuisit; ils furent presque tous blessés; les généraux Verdier, Bon, Verne et Lannes furent mis hors de combat. Augereau, empoignant un drapeau, le porta jusqu'à l'extrémité du pont: "Lâches, criait-il à ses troupes, craignez-vous donc tant la mort!" et il resta là plusieurs minutes sans produire aucun effet. Cependant il fallait passer ce pont ou faire un détour de plusieurs lieues, qui nous aurait fait manquer toute notre opération; je m'y portai moi-même, je demandai aux soldats s'ils étaient encore les vainqueurs de Lodi; ma pré-sence produisit sur les troupes un mouvement qui me décida encore a tenter le passage.
Le général Lannes, blessé déjà de deux coups de feu, retourna, et reçut une troisième blessure plus dangereuse; le général Vignolle fut éga-lement blessé. Il fallut renoncer à forcer le village de front et attendre qu'une colonne, commandée par le général Guieu, que j'avais envoyé par Albaredo, fût arrivée. Il n'arriva qu'à la nuit; il s'empara du village, prit quatre pièces de canon et fit quelques centaines de prisonniers. Pendant ce temps-là, le général Masséna attaquait une division que l'ennemi fai-sait filer de son quartier général sur notre gauche; il la culbuta et la mit dans une déroute complète.
On avait jugé à propos, pendant la nuit, d'évacuer le village d'Arcole, et nous nous attendions, à la pointe du jour, à être attaqués par toute l'armée ennemie, qui se trouvait avoir eu le temps de faire filer ses ba-gages, ses parcs d'artillerie, et de se porter en arriere pour nous re-cevoir.
A la petite pointe du jour, le combat s'engagea de partout, avec la plus grande vivacité. Masséna, qui était sur la gauche, mit en déroute l'ennemi, et le poursuivit jusqu'aux portes de Caldiero.
Le général Robert, qui était sur la chaussée du centre avec la 75e, culbuta l'ennemi a la baïonnette et couvrit le champ de bataille de ca-davres. J'ordonnai à l'adjudant général Vial de longer l'Adige avec une demi-brigade, pour tourner toute la gauche de l'ennemi. Mais le pays offre des obstacles invincibles. C'est en vain que ce brave adjudant gé-ne'ral se précipita dans l'eau jusqu'au cou; il ne put être suivi que de quatre-vingts grenadiers, ce qui ne put pas faire une diversion suffisante. Je fis, pendant la nuit du 26 au 27, jeter des ponts sur les canaux et les marais. Le général Augereau y passa avec sa division. A dix heures du matin, nous fûmes en présence. Le général Masséna à la gauche, le gé-néral Robert au centre, le général Augereau à la droite.
L'ennemi attaqua vigoureusement le centre, qu'il fit plier. Je retirai alors la 32e de la gauche, je la plaçai en embuscade dans des bois, et à l'instant où l'ennemi, poussant le centre, était sur le point de tourner notre droite, le général Garda nne, à la tête de la 32e sortit de son embuscade, prit l'ennemi en flanc et en fit un carnage horrible. La gauche de l'ennemi était appuyée à des marais, et par la supériorité du nombre en imposait à notre droite. J'ordonnai au citoyen Hercule, officier de mes guides, de choisir vingt-cinq hommes de sa compa-gnie, de longer l'Adige une demi-lieue, de tourner tous les marais qui appuyaient la gauche des ennemis et de tomber ensuite au grand galop sur le dos de l'ennemi, en faisant sonner plusieurs trompettes. Cette ma-noeuvre réussit parfaitement : l'infanterie ennemie se trouva ébranlée. Le général Augereau sut profiter du moment; cependant elle résiste encore, quoique en battant en retraite, lorsqu'une petite colonne de 8 à 900 hommes, avec quatre pièces de canon, que j'avais fait filer par Porto-Legnago, pour prendre une position en arrière de l'ennemi et lui tomber sur le dos pendant le combat, achève de le mettre en déroute. Le général Masséna, qui s'était reporté au centre, marcha droit au village d'Arcole. lont il s'empara, et poursuivit l'ennemi jusqu'auprès du village de San--Bonifacio; mais la nuit nous empêcha d'aller plus avant.
Le fruit de la bataille d'Arcole est 4 à 5,000 prisonniers, 4 drapeaux, 18 pièces de canon. L'ennemi a perdu au moins fl,ooo morts et autant de blessés; nous avons eu 900 hommes blessés, et à peu près 900 morts. Outre les généraux que j'ai nommés, les généraux Robert, Gardanne ont été blessés. L'adjudant général Vandelin a été tué. J'ai eu deux de mes fides de camp de tués, les citoyens Elliot et Muiron, officiers de la plus grande distinction. Jeunes encore, ils promettaient d'arriver un jour, avec gloire, aux premiers postes mihtaires.
Notre perte, quoique peu considérable, a été très-sensible, en ce que c'est presque tous officiers de l'état-major ou des demi-brigades: aussi vais-je être occupé à faire des promotions, que je vous prierai de con-firmer.
Cependant le général Vaubois a été attaqué et forcé à Rivoli, position importante qui mettait à découvert le blocus de Mantoue. Nous partîmes à la pointe du jour d'Arcole; j'envoyai la cavalerie, par Vicence, à la pour-suite des ennemis, et je me rendis à Vérone, où j'avais laissé le général Kilmaine avec 3,000 hommes.
Dans ce moment-ci, j'ai rallié la division de Vaubois, je l'ai renforcée, et elle est à Castelnovo, forte de 8,000 hommes. Augereau est à Vérone, Masséna sur Villanova. Demain j'attaque la division qui a battu Vaubois, je la poursuis jusque dans le Tyrol, et j'attendrai alors la reddition de Mantoue, qui ne doit pas tarder quinze jours. Si, dans cette position, vous ni'envoyez les secours que vous me promettez depuis longtemps, je vous promets de forcer, avant six semaines, l'Empereur à la paix, et d'être à Rome.
Je ne dois pas vous dissimuler que je n'ai pas trouvé dans les soldats mes phalanges de Lodi, de Millesimo, de Castiglione; la fatigue et l'ab-sence des braves leur ont ôté cette impétuosité avec laquelle j'avais droit d'espérer de prendre Alvinzi et la majeure partie de son armée.
Le général Vaubois n'a point de caractère, ni d'habitude de commander de grandes divisions. Je vous demande le grade de général divisionnaire pour le général Guieu, celui de général de brigade pour les adjudants généraux Vial et Belliard, pour Chambarlhac, chef de la 75e, et Dupuy, chef de la 39e demi-brigade.
L'artillerie s'est comblée de gloire. Je vous demande le grade de chef de brigade pour Andréossy, celui de chef de bataillon pour les citoyens Delaitre et Coindet.
Les généraux et officiers de l'état-major ont montré une activité et une bravoure sans exemple; douze ou quinze ont été tués : c'était vraiment un combat à mort; pas un d'eux qui n'ait ses habits criblés de balles.
Je vous enverrai les drapeaux pris sur l'ennemi.
BONAPARTE