Correspondence #1182
AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF
Quartier général, Vérone, 23 brumaire an V (13 novembre 1796)
Je vous dois compte des opérations qui se sont passées depuis le 12 du mois; s'il n'est pas satisfaisant, vous n'en attribuerez pas la faute àl'armée; son infériorité et l'épuisement où elle est des hommes les plus braves me font tout craindre. Peut-être sommes-nous à la veille de perdre l'Italie. Aucuns des secours attendus ne sont arrives. La 83e ne part pas. Tous les secours venant des départements sont arrêtés à Lyon, et surtout à Marseille. L'on croit qu'il est indifférent de les arrêter huit ou dix jours; l'on ne songe pas que les destinées de l'Italie et de l'Europe se décident ici pendant ce temps-là. Tout l'Empire a été en mouvement et l'est encore. L'activité de notre Gouvernement, au commencement de la guerre, peut seule donner une idée de la manière dont on se conduit à Vienne. Pas de jour où il n'arrive 5,000 hommes, et, depuis deux mois qu'il est évident qu'il faut des secours ici, il n'est encore arrivé qu'un bataillon de la 40e, mauvaise troupe, non accoutumée au feu, tandis que nos vieilles milices de l'armée d'Italie languissent dans le repos dans la 8e di-vision.
Je fais mon devoir, l'armée fait le sien. Mon âme est déchirée, mais ma conscience est en repos. Des secours, des secours! mais il ne faut pas s'en faire un jeu; il faut, non de l'effectif, mais du présent sous les armes. Annoncez-vous 6,000 hommes? le ministre de la guerre annonce 6,000 hommes effectifs et 3,000 présents sous les armes; arrivés à Milan, ils sont réduits à 1,500. Ce n'est donc que 1,500 hommes que reçoit l'armée.
Je fus informé, le 10, qu'un corps de 25,000 Autrichiens s'avançait de la Carinthie, et déjà était campé sur la Piave. J'envoyai aussitôt le général Masséna, avec un corps d'observation, à Bassano, sur la Brenta, avec ordre de se retirer à Vicence, du moment que l'ennemi aurait passé la Piave. J'ordonnai au général Vaubois d'attaquer les postes ennemis dans le Trentin, et surtout de le chasser de ses positions entre l'Avisio et la Brenta. L'attaque eut lieu le 12; la résistance fut vive. Le général Guieu emporta Saint-Michel et brûla les ponts des ennemis; mais ceux-ci rendirent notre attaque nulle sur Segonzano, et la 85e demi-brigade y fut maltraitée, malgré sa valeur. Nous avons eu 300 blessés, 100 tués et 250 prisonniers. Nous avons fait Soo prisonniers et tué beaucoup de monde à l'ennemi.
Le 13, j'ordonne que l'on recommence l'attaque sur Segonzano qu'il fallait avoir, et en même temps, instruit que l'ennemi a passé la Piave, je pars avec la division Augereau; nous nous joignons à Vicence avec la division Masséna, et nous marchons le 15 au-devant de l'ennemi, qui avait passé la Brenta. Il fallait étonner comme la foudre, et balayer, dès son premier pas, l'ennemi. La journée fut vive, chaude et sanglante: l'avantage fut à nous. L'ennemi repassa la Brenta; le champ de bataillenous resta; nous lui fîmes 518 prisonniers, et lui tuâmes considérable-ment de monde. Nous lui enlevâmes une pièce de canon. Le général La-nusse, commandant l'infanterie légère du général Augereau, a été blessé d'un coup de sabre. Toutes les troupes se sont couvertes de gloire.
Cependant, le 13, l'ennemi avait attaqué le général Vaubois sur plu-sieurs points et menaçait de le tourner, ce qui obligea ce général à faire sa retraite sur la Pietra', sa droite adossée à des montagnes, sa gauche à Mon. Le 16, l'ennemi ne se présenta point; mais, le 17, le combat fut des plus opiniâtres. Déjà nous avions enlevé deux pièces de canon et fait 1,300 prisonniers, lorsque, à la tombée de la nuit, une terreur panique s'empara de nos troupes; la déroute devient générale; nous abandonnons six pièces de canon. La division prend, le 18, sa position à Rivoli et à la Corona, par un pont que j'avais jeté exprès.
Nous avons perdu dans cette retraite, outre six pièces de canon, 3,000 hommes tués, blessés ou prisonniers. La perte de l'ennemi doit avoir été considérable.
Ayant appris une partie de ce qui se passait dans le Tyrol, je m'em-pressai de partir, le 17, à la pointe du jour, et nous arrivâmes, le 18 à midi, à Vérone.
Le 21 , à trois heures après midi, ayant appris que l'ennemi était parti de Montebello et était campé à Villanova, nous partîmes de Vérone; nous rencontrâmes son avant-garde à San-Martino. Augereau l'attaqua, la mit en déroute et la poursuivit trois milles; la nuit la sauva. Le 22. à la pointe du jour, nous nous trouvâmes en présence. L'ennemi avait 22,000 hommes, nous, 12,000; mais deux colonnes étaient en marche pour le joindre; il fallait le battre de suite. Nous l'attaquons avec intelligence et bravoure; la division Masséna attaque la gauche, le général Augereaiî la droite. Le succès était complet. Le général Augereau s'était emparé du village de Caldiero et avait fait 200 prisonniers. Masséna s'était emparé de la hauteur qui tournait l'ennemi et de cinq pièces de canon; mais la pluie, qui tombait à seaux, se change brusquement en une pe-tite grelasse froide, qu'un vent violent portait au visage de nos soldats et qui favorisait l'ennemi, ce qui, joint à un corps de réserve de l'ennemi, qui ne s'était pas encore battu, lui fait reprendre la hauteur. J'envoie la 75e demi-brigade, qui était restée en réserve, et tout se maintient jusqu'à la nuit; mais l'ennemi reste maître de la position.
Nous avons eu 600 blessés, 200 morts, 150 prisonniers, parmi lesquels le général de brigade Lannoy. Le chef de brigade Dupuy a été blessé pour la seconde fois. L'ennemi doit avoir perdu davantage.
Le temps continue à être mauvais; toute l'armée est excédée de fatigue et sans souliers. J'ai reconduit l'armée à Vérone, où elle vient d'arriver.
Une colonne ennemie, commandée par Laudon, s'avance sur Brescia; une autre sur la Chinsa, pour faire sa jonction avec le corps d'armée. Pour résister à tout cela, je n'ai que:
Masséna, 6,000 hommes. Augereau, 5,000 Vaubois, 7,000 18,000 L'ennemi a au moins 50,000 hommes, composés, 1) d'un corps venu du Rhin; 2) de toutes les garnisons de la Pologne et de la Turquie; 3) du reste de son armée d'Italie, recrutée de 10,000 hommes.
Aujourd'hui, repos aux troupes; demain, selon les mouvements de l'ennemi, nous agirons. Je désespère d'empêcher le déblocus de Mantoue, qui, dans huit jours, était à nous. Si ce malheur arrive, nous serons bientot derrière l'Adda, et plus loin, s'il n'arrive pas de troupes.
Les blessés sont l'élite de l'armée; tous nos officiers supérieurs, tous nos généraux d'élite sont hors de combat; tout ce qui m'arrive est si inepte et n'a pas la confiance du soldat! L'armée d'Italie, réduite à une poignée de monde, est épuisée. Les héros de Lodi, de Millesimo, de Castiglione, de Bassano, sont morts pour leur patrie, ou sont à l'hôpital. Il ne reste plus aux corps que leur réputation et leur orgueil. Joubert, Lannes, Lanusse,Victor, Murat, Chabot, Dupuy, Rampon, Pijon, Chabran, Saint--Hilaire sont blessés, ainsi que le général Menard.
Nous sommes abandonnés au fond de l'Italie. La présomption de nos krces nous était utile l'on publie, dans des discours officiels, à Paris, que nous ne sommes que 30,000 hommes. J'ai perdu dans cette guerre peu de monde, mais tous des hommes d'élite, qu'il est impossible de remplacer. Ce qui reste de braves voit la mort infaillible, au milieu de chances si continuelles et avec des forces si minces. Peut-être l'heure du brave Augereau, de l'intrépide Masséna, de Berthier, la mienne est prête a sonner. Alors, alors que deviendront ces braves gens? Cette idée me rend réservé; je n'ose plus affronter la mort, qui serait un sujet de dé-couragement et de malheur pour qui est l'objet de mes sollicitudes.
Sous peu de jours, nous essayerons un dernier effort. Si la fortune nous sourit, Mantoue sera pris, et avec lui l'Italie. Renforcé par mon armee de siége, il n'y a rien que je ne puisse tenter. Si j'eusse reçu la 83e demi- brigade, forte de 3,500 hommes, connue à l'armée, j'eusse répondu de tout. Peut-être, sous peu de jours, ce ne sera pas assez de 40,000 hommes.
BONAPARTE